Dans cet article paru sur la RTBF le 22 avril 2024, Les Grenades abordent le projet de loi visant à reconnaître un statut salarié pour les personnes prostituées et relaient les inquiétudes d’isala et d’autres associations féministes s’opposant au texte.
Prostitution : le futur contrat de travail ne convainc pas les associations féministes
Il y aurait 26.000 personnes en situation de prostitution dans notre pays, dont 95% de femmes. Un nouveau texte de loi devrait bientôt être voté et il octroie un statut de travail à cette activité. Entre réactions très positives et arguments plus critiques, Les Grenades font le point sur les récentes évolutions législatives à ce sujet.
En 2022, deux lois étaient votées afin de mieux protéger les travailleuses du sexe à la demande des associations de terrain. Cette année-là, la réforme du Code pénal sexuel « a décriminalisé la prostitution ». Cependant, le proxénétisme reste interdit (il est considéré comme la gestion « abusive » de la prostitution d’autrui), la prostitution n’est pas autorisée pour les mineur·es et la publicité autour de cette activité reste, de manière générale, prohibée.
Si cette réforme a été saluée comme une avancée, notamment par la Ligue des droits humains, elle avait été sérieusement critiquée par les associations féministes, qui estimaient que la prostitution était déjà légale en Belgique et que, malgré ce que le texte prévoit, elle risquait d’entrainer une décriminalisation du proxénétisme.
Les associations mettaient en avant qu’une autre loi votée en 2022 était suffisante pour protéger les personnes en situation de prostitution, et qu’il n’était pas nécessaire de toucher au Code pénal. La loi en question empêche que le contrat d’une travailleuse du sexe faisant référence à d’autres types d’activités (horeca, massage,…) puisse être annulé.
Auparavant, si le contrat de travail était déclaré nul, l’employeur et les institutions de sécurité sociale pouvaient considérer qu’il n’avait jamais existé et refuser leurs obligations vis-à-vis de la travailleuse du sexe . Les travailleuses du sexe déclaraient d’autres types d’activités sur leur contrat pour contourner l’interdiction d’engager une personne via un contrat de travail pour fournir une prestation sexuelle.
Un nouveau texte de loi
Un nouveau texte de loi suit en ce moment son parcours législatif pour permettre aux travailleuses du sexe d’être engagées par un employeur dans le cadre d’un contrat de travail. Proposé par le ministre de l’Emploi, Pierre-Yves Dermagne, rédigé avec les ministres de la Justice et de la Santé, Paul Van Tigchelt et Frank Vandenbroucke, le projet de loi garantit une couverture sociale et un respect des règles qui entourent la durée du temps de travail, la rémunération ou encore les normes de sécurité.
C’est une première dans le monde. On est très heureux
« Les travailleurs du sexe qui optent pour ce métier doivent avoir la garantie de ne plus devoir mentir sur leur profession tout en étant couverts par le système général de sécurité sociale, avec quelques règles spécifiques si nécessaire », a indiqué le ministre des Affaires sociales Frank Vandenbroucke. « Les travailleurs du sexe, avant la réforme du droit pénal sexuel, évoluaient dans une zone grise. Avec ce projet de loi, nous veillons à ce qu’ils puissent également exercer leur activité sous contrat de travail, dans un environnement plus sûr et encadré », explique quant à lui le ministre de la Justice Paul Van Tigchelt.
Le projet de loi reconnait quatre libertés aux travailleuses du sexe : le droit de refuser un partenaire ; le droit de refuser des actes sexuels spécifiques ; le droit d’interrompre ou d’arrêter l’activité à tout moment et le droit d’imposer ses propres conditions à la sexualité. Il a été rédigé en étroite concertation avec les associations de terrain (UTSOPI, Violett, Espace P…) et le monde académique. « C’est une première dans le monde. On est très heureux », a déclaré Daan Bauwens de l’association Utsopi à BX1.
Les inquiétudes des associations féministes
A l’inverse de ces réactions positives, 25 associations féministes ont signé un texte afin de faire valoir leurs inquiétudes. « Il y a une bonne volonté derrière, celle de protéger au mieux les personnes prostituées, et on le reconnait. Selon nous cependant, ce projet de loi va renforcer l’isolement dans lequel elles se trouvent et ne va pas les aider à quitter la prostitution et à avoir d’autres projets de vie si elles le souhaitent. Celles qui voulaient déjà être protégées par un contrat de travail pouvaient l’être, mais il s’agit de la minorité des personnes prostituées. La majorité d’entre elles est enfermée dans cette activité et la Belgique ne fait pas assez pour les soutenir », souligne Mireia Crespo, directrice de l’association Isala, une association féministe de terrain qui soutient les personnes en situation de prostitution.
Il ne faudrait pas que ce projet ait pour effet de banaliser ce qu’on a coutume d’appeler la marchandisation du corps humain, tout spécialement le corps des femmes
Le travail du sexe peut-il vraiment être comme un travail comme un autre ? « Non, et même le législateur semble s’en rendre compte ! Quand on lit le texte de loi, il est absurde de voir qu’il crée une exception en termes de loi du travail. Normalement, quand on signe un contrat de travail, on doit effectuer l’activité prévue dans le contrat, on reçoit une rémunération en fonction de notre prestation. Il est prévu ici que les personnes peuvent refuser l’activité tout en gardant leur rémunération et leur droit au chômage, à la différence de toutes les autres travailleuses dans notre pays. Prévoir un acte sexuel dans le cadre du travail contrevient aussi au fait que les travailleuses et travailleurs doivent être protégé·es contre le harcèlement au travail. Lorsqu’on parle d’actes sexuels, les choses sont plus compliquées qu’il n’y parait », précise Mireia Crespo.
C’est aussi ce qu’explique, interrogée par Alter Echos, Isabelle Jaramillo, co-coordinatrice générale d’Espace P, une association qui, de son côté, se réjouit de ces évolutions législatives et travaille également sur le terrain auprès des travailleuses du sexe : « Évidemment, aucun métier n’est comme un autre. Mais le Forem et Actiris ne feront jamais la promotion du travail sexuel auprès des chercheurs d’emploi. C’est là où la limite se trouve. C’est un métier difficile et complexe pour lequel il faut entre autres être capable de faire la distinction entre l’acte sexuel et ses représentations affectives. »
D’autres interpellations
Le 11 avril, les organisations d’employeurs interpellaient à ce sujet les membres de la Commission Affaires sociales, Emploi et Pensions qui sont désormais chargés de voter le texte. « Nous comprenons et souscrivons à la préoccupation à laquelle ces règles répondent, à savoir la nécessité de protéger le consentement du travailleur, de soutenir sa dignité et de respecter son intégrité physique. Toutefois, l’inscription dans un texte de loi du droit de refuser de travailler tout en bénéficiant d’une rémunération garantie va à l’encontre des principes de base de la relation de travail entre un employeur et un travailleur au sens de la loi du 3 juillet 1978. La prestation de travail, la rémunération et le lien de subordination constituent en effet les trois éléments constitutifs du contrat de travail. L’absence d’un seul de ces éléments suffit à exclure l’existence d’un tel contrat. L’article 7 du projet crée donc un précédent de nature à détricoter les principes fondamentaux du droit du travail », écrivent-ils.
Dans son avis 171, le Conseil pour l’Égalité des chances entre les hommes et les femmes observe : « (…) le projet navigue dans des eaux troubles qui ne se clarifieront pas sans au moins des mesures fortes de lutte contre la traite des êtres humains. Il ne faudrait pas que ce projet ait pour effet de banaliser ce qu’on a coutume d’appeler la marchandisation du corps humain, tout spécialement le corps des femmes. Certes, le projet prévoit des conditions de travail destinées à protéger contre les abus, l’exploitation et les mauvais traitements qui sont courants dans le milieu de la prostitution et, surtout, des dérogations à la subordination des prostitué.es à l’égard de l’employeur, inédites en droit du travail (…) Quelques intentions qu’aient eues les auteurs de rencontrer la demande d’un petit groupe de prostitué.es, le Conseil craint que le projet ne suffise pas à enrayer les pratiques violentes à l’égard tant des prostituées qui se déclarent consentantes que des personnes enlisées dans le circuit de la traite. »
L’écrasante majorité des personnes prostituées sont des femmes, et les acheteurs sont dans leur écrasante majorité des hommes. Il y a des rapports de pouvoir en jeu dans ces situations
Autre question soulevée par Mireia Crespo de l’association Isala : celle du respect des conventions internationales, en particulier la Convention des Nations Unies de 1949 pour la répression de la traite humaine et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, signée et ratifiée par la Belgique en 1965, qui dans son article 1er, interdit explicitement d’ »embaucher, en vue de la prostitution, une autre personne, même consentante ».
L’article 6 de la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, ratifiée par la Belgique en 1985, interdit également l’ »exploitation de la prostitution des femmes ».
« Une lecture féministe est indispensable »
« C’est incompréhensible : malgré notre expérience, nous n’avons pas été sollicitées dans le cadre de ce projet de loi », déplore Miriei Crespo. « Notre association accompagne les personnes prostituées, qu’elles veulent sortir de la prostitution ou non, nous connaissons bien ce sujet. Il semble y avoir une volonté d’exclure les associations féministes qui travaillent dans le secteur des violences faites aux femmes et qui considèrent que la prostitution en est une. Une lecture féministe est indispensable sur ce sujet : l’écrasante majorité des personnes prostituées sont des femmes, et les acheteurs sont dans leur écrasante majorité des hommes. Il y a des rapports de pouvoir en jeu dans ces situations qui suivent les mêmes schémas que d’autres types de violences structurelles faites aux femmes, et d’ailleurs, les violences sont souvent un point de bascule d’entrée dans la prostitution. Si on ne voit pas la prostitution de cette manière, on oublie de prévoir des mesures d’accompagnement qui sont nécessaires pour soutenir les femmes qui le demandent. Notre avis est ignoré. Pourtant, même le plan d’action national (PAN) de lutte contre les violences basées sur le genre, qui est en vigueur jusqu’en 2025, prévoit des mesures claires sur cette question. »
On peut y lire que « Différentes recherches et témoignages de terrain révèlent également que les personnes en situation de prostitution subissent de nombreuses violences physiques et sexuelles dans l’exercice de celle-ci. Des mesures spécifiques seront prises dans le cadre du PAN 2021-2025 afin de renforcer la protection de ces publics spécifiques. »
Parmi les mesures du PAN, on retrouve : « Prévoir un accompagnement, via notamment des espaces d’accueil et d’hébergement spécialisés, pour les personnes, en particulier les femmes et filles, qui souhaitent sortir de la prostitution » ; « Apporter un soutien aux associations développant des programmes permettant aux personnes qui le souhaitent de sortir de la prostitution » ; « Développer des mécanismes d’accompagnement global et multidisciplinaire des personnes en situation de prostitution ainsi qu’une prise en compte des vulnérabilités des personnes dans l’accès aux droits sociaux et économiques. »
Ces engagements du PAN rejoignent donc les recommandations des associations féministes de mettre en œuvre une vraie politique de soutien et de protection des personnes prostituées basées sur leurs besoins, sans oublier les droits de séjour et de travail pour les personnes migrantes et les alternatives à la prostitution.
Face à ces différents arguments, les associations féministes demandent de suspendre le parcours législatif du projet de loi.