Le 1er janvier 2024, la Belgique entamait la présidence du Conseil de l’Union européenne (UE) pendant 6 mois. À cette occasion et à l’initiative de l’asbl isala, des associations féministes et de terrain ont décidé d’interpeller les responsables politiques afin de transmettre leur profonde inquiétude par rapport aux derniers et prochains changements législatifs, qui montrent une approche à la prostitution profondément inquiétante. Ci-dessous vous trouverez la lettre signée par 6 associations belges et internationales.
Présidence belge du Conseil de l’UE : l’approche de la Belgique sur la prostitution favorise un système d’exploitation sexuelle et de violation des droits des femmes les plus vulnérables.
Dans le cadre de la présidence belge du Conseil de l’Union européenne (UE) entamée le 1er janvier, nous, associations féministes et de terrain œuvrant aux côtés des femmes, survivantes de la prostitution, représentantes de la société civile, souhaitons exprimer notre profonde inquiétude quant à l’approche adoptée par la Belgique sur la question de la prostitution. Nous constatons de manière préoccupante les effets d’une telle perspective sur la protection des droits des personnes en situation de prostitution et victimes d’exploitation sexuelle, ainsi que son impact à long terme sur la société.
La Belgique est depuis longtemps reconnue comme une destination prisée par les clients-prostitueurs frontaliers, caractérisée par sa tolérance envers les bordels, « bars à hôtesses », hôtels de passe et vitrines à travers le pays. Cette approche permissive découle en partie du fait que ces établissements génèrent des bénéfices substantiels pour leurs propriétaires, et contribuent aux recettes fiscales des communes dans lesquelles ils sont implantés. Ainsi, dans les vitrines rue d’Aerschot (quartier rouge bruxellois), chaque personne prostituée verse environ 250 € par jour aux propriétaires, ce qui fait un loyer de 7 500 € par femme par mois. Les 150 premiers clients du mois permettent donc aux femmes de payer uniquement leur droit d’être dans la vitrine. Les « méga bordels » comme la Villa Tinto d’Anvers génèrent jusqu’à 200 000 euros de chiffre d’affaires chaque mois. La majorité des femmes qui s’y trouvent sont étrangères, en majorité d’origine roumaine ou bulgare. De nombreux réseaux alimentent la demande à travers ces établissements : récemment, un réseau de traite du Quartier Nord de Bruxelles plaçait par exemple des jeunes femmes nigérianes et ghanéennes en situation illégale – dont plusieurs mineures – dans les vitrines des maisons de prostitution.
Le proxénétisme redéfini en Belgique
À cette tolérance assumée pour l’exploitation de la prostitution d’autrui s’ajoute une autre réalité : l’absence de mesures et politiques visant la protection réelle de toutes les victimes de la prostitution. En effet, le 18 mars 2022, le Parlement fédéral belge a adopté une réforme du Code pénal modifiant les dispositions relatives aux infractions sexuelles, y compris les dispositions relatives à la prostitution. Auparavant, le Code pénal belge interdisait et sanctionnait le proxénétisme de façon générale – à l’exception du « proxénétisme immobilier » qui était épargné de toutes sanctions depuis 1995. Désormais, le proxénétisme sera autorisé, mais avec deux exceptions : « sauf dans les cas prévus par la loi » et dans les cas où il existerait « un avantage anormal économique ou tout autre avantage anormal ».
Il s’agit d’une définition et d’un cadre vagues, constituant une menace pour les individus en première ligne de la prostitution. Ces exceptions, majeures, créent une façade légale derrière laquelle les exploiteurs peuvent dissimuler leurs activités, et empêchent en réalité toute lutte contre le proxénétisme.
Le proxénétisme normalisé
Avec la nouvelle définition de proxénétisme, certaines formes de proxénétisme ne sont plus pénalisées – contrairement à ce que prévoit le droit international. Elles deviennent donc des activités lucratives et légales ; certains proxénètes tirant profit de l’exploitation de la prostitution de leurs victimes ont maintenant le statut d’hommes d’affaires. Force est de constater que la nouvelle législation a déjà commencé à créer un appel d’air sur le « marché » de la prostitution : l’association de première ligne isala, qui vient en soutien aux personnes prostituées en Belgique, a par exemple reçu plusieurs appels d’ « entrepreneurs » souhaitant créer des applications pour faciliter la mise en contact des clients et des personnes prostituées. Sur les sites internet spécialisés dans les annonces de prostitution, les publicités pour des « centres de massages » et autres structures se multiplient. Ces annonces sont gérées par des exploitants, et présentent les femmes comme des marchandises, proposant même des promotions sur certains types de services sexuels.
Pour la société, le message est dangereux mais sans équivoque : la prostitution est désormais une « activité normale », « un marché comme un autre ».
Le territoire belge devient donc favorable aux profits criminels des proxénètes et des trafiquants, qui y investissent afin de maximiser leurs profits, au détriment des femmes et des filles les plus marginalisées, exploitées dans le système de la prostitution. Ainsi, il est prévisible que la nouvelle législation conduise à une augmentation de la prostitution et de la traite à des fins d’exploitation sexuelle, comme le montre notamment l’exemple de l’Allemagne (1).
Victimes de prostitution : absence de protection
Sur le terrain, pour les personnes concernées, la nouvelle législation n’apporte ni statut ni protection supplémentaire, contrairement aux déclarations qui ont suivi la réforme.
La situation géographique de la Belgique lui confère la particularité d’être une véritable plaque tournante de l’exploitation sexuelle, à la fois centre de destination, d’origine et de transit. Les personnes migrantes dans la prostitution viennent essentiellement d’Europe de l’Est (Bulgarie, Roumanie, Albanie… souvent issues des minorités ethniques de leur pays d’origine, comme les turcophones de Bulgarie) mais aussi d’Afrique (Nigeria, Maroc…) d’Amérique Centrale/du Sud (Équateur…) et d’Asie. Ces femmes et filles étrangères, qui fuient des conditions de vie difficiles de leur pays d’origine, sont exploitées par des réseaux ou des individus (mari, « copain », « amie »…) et restent dans la clandestinité et la précarité. En effet, elles sont dans une situation administrative irrégulière, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas de titre de séjour. Très souvent, elles ne parlent ni le français ni le néerlandais couramment – parfois, elles ne sont même pas totalement alphabétisées dans leur langue maternelle. Dans ce contexte, comment envisager que « le travail sexuel (soit) une activité économique pour les majeures qui l’ont choisi », comme l’a déclaré le Ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne ?
Pour Pascale Rouges, survivante belge de la prostitution :
« La Belgique, en changeant son Code Pénal comme elle l’a fait, a ouvert la boîte de Pandore de la légalisation sur la prostitution et le proxénétisme en ouvrant la voie vers des contrats de travail de prostitué-e-s. Ce type de contrat permettra aux proxénètes de devenir des « entrepreneurs » et donc ne plus jamais avoir à répondre aux lois interdisant le proxénétisme, mais ne donnera presque aucuns droits supplémentaires aux personnes exploitées et encore moins de protection. En effet, en sachant les méthodes de coercition employées par les proxénètes (rétentions des papiers d’identité et passeports, drogues, coups, menaces sur la personne et les familles, …) pour forcer ces personnes à se prostituer, il est logique qu’ils utilisent ces mêmes méthodes pour les forcer à, en plus, signer ces contrats pour qu’ils soient légalement protégés de toutes poursuites. La Belgique, avec ces changements, n’est pas pionnière en matière de protection des personnes en situation de prostitution, mais elle est rétrograde en en faisant des proies plus entravées dans leurs espoirs d’en sortir ! »
La Belgique ne proposant aucune alternative concrète (soutien financier et structurel, régularisation, parcours de sortie de prostitution) pour ces personnes, l’opportunité est laissée aux proxénètes et autres « exploitants » de se saisir de leur vulnérabilité tout en mettant à profit un environnement juridique favorable à cette exploitation.
S’inspirer du modèle abolitionniste
Alors que la Résolution du Parlement européen du 14 septembre 2023 visant à établir des lignes directrices communes pour les États membres sur la prostitution affirme que la prostitution n’est ni une forme de travail ni un choix individuel, mais bien un système de violence basé sur de multiples schémas de discriminations (2), demande la criminalisation de toutes les formes de proxénétisme (3) et appelle à réduire la demande en pénalisant l’achat d’actes sexuels (4), la Belgique prend une voie opposée en encourageant la libéralisation du « marché du sexe », avec, déjà, des conséquences néfastes pour les victimes de la prostitution et de l’exploitation sexuelle.
Nous appelons les États Membres de l’UE à ne surtout pas s’inspirer de l’approche de la Belgique sur la prostitution, mais plutôt à s’inspirer de celle adoptée par la Suède, la Norvège, l’Islande, l’Irlande et Irlande du Nord, la France, et le Canada, une approche saluée récemment par la Rapporteuse Spéciale de l’ONU sur les violences contre les femmes et les filles et recommandée par le Parlement européen. Une approche permettant de faire avancer l’égalité entre les femmes et les hommes et la protection des femmes les plus marginalisées, car comme le dit une survivante de la prostitution : « La question n’est pas de savoir pourquoi il est si difficile d’en sortir, il faut d’abord et surtout se demander pourquoi il est si facile d’y entrer ».
isala asbl – www.isalaasbl.be
Oasis Belgium – https://oasisbe.com/
Le Collectif des Femmes – https://www.collectifdesfemmes.be/
La Voix des Femmes – https://lavoixdesfemmes.org/
The European Network of Migrant Women (ENOMW) – http://www.migrantwomennetwork.org/
CAP International – https://www.cap-international.org
(1) L’Allemagne a vu une augmentation de 30% de personnes prostituées à la suite de la loi de 2002 légalisant la prostitution. 95% des personnes prostituées viennent de l’étranger, principalement des régions les plus pauvres d’Europe de l’Est. Désormais considéré comme « le bordel de l’Europe », il est estimé que chaque jour, 1,2 million d’hommes y achètent du sexe.
(2) « La prostitution n’est pas un acte individuel par lequel une personne loue son corps pour de l’argent, mais plutôt un système organisé pour le profit qui est intrinsèquement violent, discriminatoire et profondément inhumain et qui fonctionne comme une entreprise et crée un marché où les proxénètes planifient et agissent pour sécuriser et développer leurs marchés et où les acheteurs de sexe jouent un rôle clé en les incitant. »
(3) « Le Parlement européen demande aux États membres de veiller à ce que l’exploitation de la prostitution d’autrui soit punie pénalement. »
(4) « Le Parlement demande aux États membres de veiller à ce que soit puni pénalement le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir un acte sexuel d’une personne en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage. »