Le 16 juillet 2020, la journaliste Camille Wernaers, du projet Les Grenades (RTBF), a publié un article après avoir rencontré notre directrice Pierrette Pape, pour mieux comprendre l’action d’isala et faire entendre la voix des personnes que nous accompagnons au quotidien.
Avec la crise du coronavirus, les personnes prostituées ont vécu des moments particulièrement précaires. Les Grenades ont rencontré Pierrette Pape, directrice de l’asbl isala qui agit sur le terrain en soutien des personnes en situation de prostitution ou de celles qui souhaitent quitter cette activité.
L’asbl les accompagne dans leurs démarches et gère également une maison de transit qui accueille plusieurs femmes, “le temps de souffler, de se mettre en ordre administrativement et de lancer les premières étapes de leur projet de vie”, explique Pierrette Pape qui dresse ce constat : « En cas d’épidémie, les personnes prostituées, qui sont majoritairement des femmes, sont elles aussi toujours en première ligne ».
Comment travaillez-vous sur le terrain ?
« Nous travaillons en fonction des besoins et des demandes des personnes, dans une dynamique d’écoute et d’intervention féministe, pour leur permettre une reprise de pouvoir sur leur vie. Nous faisons avec elles, pas à leur place. Nous allons sur les lieux de prostitution chaque semaine, faisant plus de 700 rencontres chaque année. Nous avons développé un parcours de sortie de la prostitution en 8 piliers, parmi lesquels trois domaines qui sont au cœur de la sortie de prostitution et des demandes récurrentes des femmes : trouver un logement, obtenir un titre de séjour et trouver un travail. Elles nous disent très souvent qu’elles veulent un travail “normal”, elles estiment que la prostitution ne l’est pas.
Il y a d’autres piliers, comme la parentalité, les questions de santé, de justice, les cours de français que nous donnons gratuitement, la création de liens sociaux aussi : comment se sentir moins seules ? Nous accompagnons en effet majoritairement des personnes d’origine étrangère, qui composent la majorité des personnes en situation de prostitution en Belgique, et qui sont éloignées de leur famille ou ont peu de contacts en Belgique.
A côté de cette action de terrain, isala donne des formations au sujet de l’exploitation sexuelle auprès de structures partenaires ; nous avons notamment formé les personnels des centres d’asile pour qu’ils et elles puissent identifier un vécu de prostitution parmi les différentes formes de violences genrées auxquelles font face les demandeurs et demandeuses d’asile, et en particulier les femmes et les filles. Toute notre action est réalisée par une équipe de bénévoles qui veulent agir sur le terrain. »
Comment le coronavirus a-t-il impacté votre travail ?
« Pour garder le contact avec les personnes, nous avons mis en place une permanence téléphonique. Nous avons aussi développé un visuel en 7 langues (y compris le bulgare et l’albanais) avec tous les numéros d’urgence utiles dans cette crise, pour aider les personnes à trouver de l’aide ou des informations à propos de la santé, des violences, etc. Mais c’est difficile de conseiller pour un CV ou une lettre de motivation par téléphone, surtout que les femmes avec lesquelles nous travaillons ne parlent pas toutes français et ne maitrisent pas l’outil informatique.
Cette crise a rendu plus visible ce que nous constatons au quotidien : il y a une vraie fracture entre les personnes précarisées, celles qui ne savent pas bien lire et écrire, et le marché du travail. Et la digitalisation qui s’est mise en place avec le confinement n’a fait qu’accroître les difficultés pour les femmes et pour toutes les personnes éloignées du marché du travail aujourd’hui. Nous avons organisé un atelier informatique et nous avons créé des fiches sur le droit du travail pour les outiller le plus possible face au système belge. Et nous avons mis en place des partenariats avec des missions locales et des associations pour agir en réseau. »
Quels ont été les retours des femmes avec lesquelles vous avez été en contact durant le confinement ?
« Ce qu’on sait, c’est que certaines sont rentrées dans leur pays d’origine, parce que c’était trop dur. Elles ne pouvaient plus payer leur loyer et leurs charges, et elles se sentaient trop seules. D’autres ont eu recours à la prostitution par webcam. D’autres encore étaient coincées chez elles avec un conjoint (ou un proxénète), parfois violent. La majorité a vécu le confinement comme toutes les personnes précarisées et les femmes en charge d’une famille : inquiètes pour leur logement, en recherche d’aides pour nourrir leur famille, parfois paralysées par la peur du virus. C’est pourquoi isala a fait des appels à solidarité pendant le confinement, pour distribuer des vêtements ou donner des bourses alimentaires, et nous avons priorisé l’écoute. Nous avons aussi constaté l’isolement des femmes et le manque d’accès aux informations.
Par exemple, une femme belge de 56 ans a appelé l’association pour savoir quelles aides étaient disponibles ; elle est dans la prostitution depuis qu’elle a 20 ans et elle n’était pas au courant qu’elle a la possibilité d’aller au CPAS ! Sachant qu’elle se situe dans le quartier des carrés à Saint-Josse, c’est choquant d’apprendre que personne ne lui a parlé des aides sociales depuis tout ce temps. Mais la crise du Covid a aussi été un déclic pour plusieurs femmes qui sont venues à l’association. Pour elles, il y a eu un vide du fait de l’interdiction des activités de prostitution, un temps de calme, et elles se sont rendu compte qu’il serait très difficile d’y retourner. Des femmes nous ont dit qu’elles arrivaient enfin à dormir, à se reposer. Certaines sont venues nous voir avec la ferme détermination de trouver un travail et de renforcer leur français.
Certaines d’entre elles ont aussi été très choquées à cause de coups de téléphone des clients qui se moquaient du confinement et proposaient des sommes énormes pour les voir. Ils allaient contre tous les messages qu’elles entendaient à la télé ou à la radio et qui leur disaient de respecter la distanciation sociale. Certains clients disaient même qu’ils étaient contaminés, qu’ils avaient peur de mourir et demandaient qu’elles viennent ! On a constaté durant cette crise le sentiment d’impunité et de toute puissance des hommes, des clients.
Aujourd’hui, nous sommes inquièt.es car la précarité s’est renforcée avec le Covid, et nous savons que la prostitution va peut-être être un recours ultime pour des femmes en détresse matérielle et psychologique. Nous disons qu’il faut agir et que la prostitution ne doit pas être une fatalité. »
Que retenez-vous de cette crise ?
« Cette crise a mis en évidence deux réactions sociétales. D’une part, elle a permis de faire prendre conscience de la précarité des personnes en situation de prostitution, c’est très bien. Mais aujourd’hui, il semble que les politiques veulent juste revenir à « comme avant », avec des réponses à court terme, de la réduction des risques sans réel soutien durable. Va-t-on les ignorer de nouveau jusqu’à la prochaine crise ? Pour nous, il faut une solution à long terme et pas une solution à court terme qui ne changera rien aux rapports d’inégalité et de pouvoir. Regardons le phénomène en face : ce sont des femmes, étrangères, en situation de précarité, qui sont dans la prostitution, face à des hommes, proxénètes, propriétaires ou clients, qui profitent de leur vulnérabilité. On est au croisement de violences de race, de classe et de genre.
Les personnes que nous rencontrons sur le terrain n’ont pas de titre de séjour, et de ce fait n’ont pas accès aux aides sociales belges. Celles qui le peuvent, et cela va dépendre de leur statut migratoire, ont accès au statut d’indépendante, ce qui donne accès aux droits liés à ce statut. La majorité d’entre elles cependant sont exploitées, victimes de traite ou de proxénètes. En 2015, la police fédérale a recensé la population en situation de prostitution et a conclu qu’il y a environ 26.000 personnes concernées, dont plus de 80% sont en situation d’exploitation. Quel est le projet de société mis en place en Belgique pour offrir des alternatives durables à ces personnes ? Où est la volonté politique pour stopper ce système, qui profite aux propriétaires de vitrines, de bordels, mais aussi aux communes qui taxent les établissements et augmentent leur budget ?
Il faut que la société offre des alternatives, des opportunités, des chances. Donnons-leur d’abord un titre de séjour, un accès égalitaire au marché du travail et au logement, et un revenu minimum d’insertion qui permette de ne pas tomber sous le seuil de pauvreté. Prenons le temps de comprendre leur histoire, d’entendre leurs aspirations profondes.
La masculinité toxique était de sortie durant le confinement, et les clichés bien-pensants sur la prostitution sont revenus, comme le fait que la prostitution éviterait les violences conjugales. Il y a aussi eu des choses très perturbantes et qui n’ont pourtant pas fait réagir, comme le fait que les sites pornographiques étaient gratuits durant cette période. Certains médias en ont parlé, et on a pu voir ces offres parmi toutes les possibilités offertes en ligne pendant le confinement, entre 2 cours de yoga et un atelier peinture. C’est dérangeant quand on connait les conséquences de ces images sur les garçons, les hommes et les femmes. Ce n’est pas encore du tout intégré dans la société qu’il y a un lien entre la pornographie et les violences faites aux femmes. Pourtant, des études ont montré les liens clairs entre la consommation de pornographie et les actes de violence, y compris le recours à la prostitution, et en particulier chez les ados.
Avec le confinement, on a vu revenir sur les réseaux sociaux les blagues sexistes qui contribuent à banaliser la violence. isala a été contactée aussi par des femmes n’ayant pas forcément de vécu en lien avec la prostitution, mais qui demandaient de l’aide pour un hébergement d’urgence face à un conjoint violent. Nous faisons partie de la plateforme féministe contre les violences faites aux femmes : les violences masculines sont une réalité, pas une blague. Il est difficile de le visibiliser. »
Pourquoi ?
« Parce que cela ne colle pas avec l’état d’esprit de la société actuelle, qui est une société de consommation. On ne doit surtout pas être victime, on doit être “plus forte que ça”. Les femmes vivent des violences énormes mais elles doivent passer rapidement à autre chose, sinon on ne les écoute plus. On considère tout d’un point de vue individualiste et pas sociétal. Il y a aussi un lobby intense et du marketing derrière la prostitution. Quand on parle de “sugar baby” et « sugar daddy », on essaie de rendre glamour ce qui est en réalité une relation sexuelle tarifée entre une femme jeune (parfois très jeune) qui a besoin d’argent, et un homme qui a de l’argent. Là aussi, il y a de la violence. On a reçu plusieurs appels, pendant le confinement, de jeunes femmes étudiantes qui recouraient à des salons de massage ou des agences d’escorting pour payer leurs études ; l’une d’elles appelait parce qu’un client avait été violent avec elle et qu’il avait déchiré sa robe, et elle voulait savoir si elle pouvait porter plainte à la police, étant donné qu’elle avait eu une mauvaise expérience par le passé avec la police qui ne l’avait pas aidée.
Une survivante allemande, que nous avons accueillie à Bruxelles en mars pour un événement européen, a raconté son expérience : « Quand j’ai exprimé mes difficultés et dit que la prostitution était une violence pour moi, on m’a répondu que je n’étais juste pas faite pour cela ». Une réponse qui veut ignorer le vécu personnel et collectif, qui oblige les femmes au silence. Et malheureusement, même après la vague #metoo, on voit que la honte reste du côté des victimes, que la société continue de justifier les violences sexistes. »
Depuis le 10 juin, la prostitution est à nouveau autorisée, avec des différences selon les communes, qu’en pensez-vous ?
« On conseille à toute la population de garder 1m50 de distance. Soyons réaliste, comment est-ce qu’on applique cela dans la prostitution ? Le 6 juin, la Suisse a présenté son plan de déconfinement : les massages et toutes les activités et sports qui supposent un contact physique sont interdites, mais pas la prostitution. Selon la « charte d’hygiène » établie par l’industrie du sexe, ce qui est conseillé aux personnes en situation de prostitution, c’est de se laver les mains, de porter un masque, d’éviter les pratiques orales ainsi que tout « service » en face à face, ce qui veut dire de privilégier les pratiques anales. Est-ce cela qui va protéger les personnes du virus ?
En Belgique, certaines communes ont établi le même genre de protocole sanitaire, mais on constate qu’il s’agit avant tout d’encadrer la prostitution en fixant des horaires d’ouverture des vitrines ou carrés, plutôt que de proposer des alternatives ou des parcours de sortie. Je pense qu’il y a un manque de volonté politique de lutter contre la traite d’êtres humains et les marchés de prostitution. Les hôtels de passe, les vitrines, les carrés, ce sont autant de réceptacles de cette traite. Cela pose des questions. Qui a accès aux corps de qui ? Qui profite finalement de la prostitution ? »
Témoignage de deux concernées
L’asbl isala a récolté plusieurs témoignages de femmes qui sont venues à l’association. Nous en avons choisi deux.
« J’ai grandi et fait mes études secondaires en Bulgarie, puis j’ai été mariée à 18 ans. Mon mari était violent et il m’a prostituée pendant 3 ans. Je me suis enfuie, j’ai dû laisser ma fille avec ma famille et je suis allée dans différents pays d’Europe, j’ai survécu avec la prostitution. J’ai connu mon deuxième mari il y a dix ans et j’ai une petite fille de 4 ans, qui est née ici, […] je ne peux pas rentrer en Bulgarie, car le racisme et la discrimination envers les personnes turcophones ou rom sont trop forts, et il n’y a pas de perspectives là-bas.
La prostitution est très violente, je le sais, mais je n’ai pas d’autre choix pour l’instant. Quand je vois un client, je ferme les yeux et je pense à autre chose, je me dissocie pour que cela passe plus vite. Je pense à mon objectif, qui est d’aider ma famille en Bulgarie et d’y construire une maison. Mais je vois bien que cela m’affecte. Je n’ai toujours pas trouvé un travail normal en Belgique, c’est difficile ici. Ma grande fille de 15 ans m’a rejointe cette année, je m’occupe de mes deux filles. Mais je suis fatiguée, je me sens fragile psychologiquement. Je le vois car j’ai crié sur ma fille, et je n’aime pas ça. […]
Avec le confinement, tout s’est arrêté. J’ai pu réfléchir, penser à long terme […] Le manque d’argent me stresse, c’est pour cela que je veux vraiment trouver un travail et que je suis venue à l’association. J’aimerais aider les personnes âgées, je pense à ma maman qui est seule en Bulgarie, je pleure quand je pense à elle, je voudrais qu’elle me rejoigne, qu’on soit en famille, en sécurité. »
« C’est une amie d’amie qui m’a mise en contact avec l’association. Je suis arrivée en Belgique en novembre 2019, je fuyais une situation de violence conjugale très forte. Je ne peux plus rentrer dans mon pays, car le père de mes enfants me terrorisait, il me suivait partout où j’allais, il m’a frappée plusieurs fois, menacée de mort […]
La République dominicaine est l’un des pays les plus touchés par les féminicides, j’ai peur. J’ai dû fuir, en laissant mes deux filles derrière moi. Cela me rend très triste, elles sont le cœur de ma vie. J’étais infirmière et esthéticienne, j’ai étudié, je suis très débrouillarde, je ne pensais pas que j’allais vivre ce que j’ai vécu en Belgique. En arrivant ici, j’ai fait une demande d’asile sur motif de violence de genre, et du Petit Château, j’ai été envoyée dans un centre. Là-bas, les conditions de vie sont terribles, je ne voulais pas y rester. On m’a présenté quelqu’un qui pouvait m’aider à trouver du travail, mais il m’a confisqué mes papiers et m’a forcée à me prostituer. Il gardait tout l’argent et ne me donnait qu’une petite somme, que j’envoyais à ma famille.
Je pense que j’étais tellement stressée, perdue dans ce nouveau pays, et obnubilée par ma culpabilité d’avoir laissé mes filles, que je ne me rendais pas compte de ce qui m’arrivait. Jusqu’au jour où j’ai pensé à elles en me demandant si je pouvais leur dire ce que je faisais, et cela a été le déclic : je veux être un modèle pour elles, je veux qu’elles soient fières de moi. J’ai pu m’échapper car je devais renouveler ma carte orange et donc sortir de ce lieu d’enfermement. Je me suis réfugiée chez une amie, loin de ce lieu, mais nous étions deux dans une toute petite pièce, je dormais par terre. J’ai contacté l’association. J’ai la chance de pouvoir vivre maintenant dans la maison de transit de l’association, avec 3 autres femmes qui ont aussi des parcours de vie chaotiques. […] maintenant, je vais pouvoir me reposer, faire des cours de français et d’intégration, faire reconnaître mon diplôme pour trouver un travail d’infirmière. Je suis spécialisée dans le contrôle des infections, cela sera utile en ce moment !
Je ne dors pas encore très bien, je dois retrouver le calme, la sécurité. Je dois aussi accepter que ma famille prenne soin de mes filles, je voudrais être indépendante économiquement mais cela va prendre du temps. J’aimerais avoir des ami.es, je me sens un peu abandonnée ici. Heureusement, avec la maison, nous avons des activités collectives, et je suis entourée. »
L’article est accessible sur le site de la RTBF – Les Grenades.