Le 18 mars, la Belgique a adopté une réforme du Code pénal sexuel. Une nouvelle loi très contestée par les associations féministes et de terrain, à cause des conséquences néfastes qu’elle entraîne pour les victimes d’exploitation sexuelle et de traite des êtres humains. Afin de mieux comprendre les enjeux de cette réforme pour les droits des femmes, la journaliste Camille Wernaers, du projet Les Grenades (RTBF), a interviewé notre directrice Mireia Crespo et autres actrices de terrain.
La Chambre a définitivement approuvé en séance plénière, dans la nuit du 17 au 18 mars, la réforme du droit pénal sexuel. Portée par le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (qui l’avait annoncée aux Grenades), cette réforme vise à tenir compte de l’évolution de la société et notamment à inscrire la notion de consentement au cœur de la nouvelle législation.
La réforme a été approuvée par la majorité, rejointe par DéFI. La N-VA, le Vlaams Belang et le PTB se sont abstenus. Les Engagés ont voté contre. Le texte approuvé est le fruit de plusieurs mois de travaux : la commission Justice avait procédé à trois journées d’auditions d’expert·es. À la suite des auditions, de nombreux amendements avaient été déposés.
Plusieurs manifestations visant à amender le projet, notamment du réseau Faces qui réunit plusieurs associations féministes (qui avaient partagé leurs analyses avec Les Grenades), avaient aussi été organisées.
Des infractions contre les personnes
Jusqu’à présent, les délits sexuels étaient considérés comme crimes et délits contre l’ordre des familles et la moralité publique, comme le prévoyait la législation datant de 1867. Les infractions sexuelles appartiendront désormais aux infractions contre les personnes. Ainsi, la notion d’attentat à la pudeur disparaît tandis que les notions de viol et voyeurisme sont élargies. L’inceste est également enfin mentionné dans la loi.
Le viol sera puni d’une peine de 15 à 20 ans de prison, au lieu de 5 à 10 ans. A l’inverse, « dans un souci de proportionnalité », les peines pour voyeurisme sont allégées. Dans certaines circonstances, le juge aura la possibilité de prononcer des peines alternatives à la prison pour les auteurs d’infractions sexuelles. Le projet de loi prévoit aussi l’harmonisation de l’âge de la majorité sexuelle à 16 ans, avec une tolérance à partir de 14 ans en cas de consentement et de différence d’âge de trois ans maximum.
« Une réforme nécessaire »
« Cette réforme était nécessaire car le droit pénal sexuel datait !, assure Laure Letellier, avocate et membre de l’association féministe Fem&Law. « Pour nous, la notion de consentement est une très grande avancée, car le consentement est désormais défini de manière positive, et non plus négative, par son absence. Il est acté que le consentement doit être libre et exprimé pour chaque acte sexuel. La jurisprudence avait déjà évolué sur cette question mais il est important que cela soit acté dans le code pénal. Avec la jurisprudence, l’appréciation est laissée aux juges. Ce ne sera plus le cas car c’est écrit dans la loi ! »
Laure Letellier prend pour exemple le mouvement Balance ton bar : « Cette définition du consentement élargit les hypothèses de non consentement : si une personne est dans un état de vulnérabilité, par exemple à cause de l’alcool et n’est plus capable de dire oui, il y a non consentement, car il doit être libre et éclairé. La question n’est plus de savoir si la victime a dit non. Est-ce qu’elle a dit librement oui ? La vision du consentement change. »
« Il y a également dans cette réforme de nombreuses redéfinitions des infractions sexuelles, constate l’avocate. « Néanmoins, redéfinir correctement ne va pas empêcher le passage à l’acte, qui est l’un des objectifs du droit pénal. Nous nous interrogeons sur ce qui est mis en place pour que les preuves soient récoltées le plus rapidement possible, au niveau des procédures pénales en elles-mêmes. Quel encadrement pour les victimes ? »
Laure Letellier avance : « Nous pourrions proposer que l’assistance d’un·e avocat·e soit prévue pour les victimes. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme prévoit que ce soit le cas pour une personne inculpée, elle a le droit à cette assistance. Cependant, rien n’est prévu quand une victime va porter plainte pour des violences sexuelles, elle est laissée seule face à ce système qui est lourd. On pourrait faire évoluer la loi en ce sens. D’aucuns pourraient arguer que c’est discriminant pour toutes les autres victimes, mais il faut pouvoir reconnaître les spécificités des violences sexuelles face au système judiciaire. »
Une réforme historique ?
La réforme décriminalise également la prostitution. La nouvelle loi encadre sa publicité, interdite à quelques exceptions près. « Sur le plan du travail sexuel, il s’agit d’une réforme historique », a commenté le ministre Van Quickenborne. « Elle veille à ce que les travailleuses du sexe ne soient plus stigmatisées, exploitées et rendues dépendantes des autres. La Belgique est le premier pays en Europe à dépénaliser le travail sexuel. » Une phrase qui a depuis beaucoup circulé, notamment sur les réseaux sociaux.
« Je ne suis pas d’accord avec cette affirmation », réagit pourtant Mireia Crespo, directrice d’isala, une association féministe de terrain qui soutient les personnes prostituées. « La prostitution était déjà légale en Belgique. On peut exercer cette activité librement. La seule chose qui n’est pas autorisée, c’est le proxénétisme, c’est-à-dire exploiter la prostitution d’une autre personne. »
En effet, en Belgique, pour autant que cela se déroule entre personnes majeures et consentantes, le fait de se livrer à des activités de prostitution ne constituait pas en tant que telle une infraction. Selon le site strada lex, c’est le fait d’engager quelqu’un dans les liens d’un contrat de travail en vue de fournir une prestation sexuelle qui était interdit – car assimilé à du proxénétisme -, mais la loi du 21 février 2022 (qui n’a rien à voir avec la réforme du code pénal) était déjà venue régler cette question des contrats de travail.
« On estime donc que cette loi ouvre plutôt la porte à la dépénalisation du proxénétisme, et non de la prostitution qui n’était pas interdite », explique-t-elle. La réforme prévoit que le proxénétisme soit puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de 500 à 25.000 euros.
Sandrine Cnapelinckx, directrice de la fondation Samilia qui lutte contre la traite des êtres humains, observe : « Suite à notre audition et notre interpellation, le parlement a modifié le texte déposé par le gouvernement : le proxénétisme reste bien passible de poursuites pénales aux termes de la réforme, sous réserve de dérogations où il serait autorisé et qui devraient faire l’objet d’une éventuelle future loi ‘spécifique’. Une telle loi devrait, en tout état de cause, suivant la justification de l’amendement déposé par le MR, faire l’objet d’une concertation préalable entre les représentant·es des associations de défense des victimes de la traite des êtres humains et le secteur des TDS. »
« La notion de profit ‘anormal’ est toujours présente dans la définition du proxénétisme – ce qui n’est pas défini, c’est laissé à l’appréciation du juge. Qu’est-ce que cela signifie ? Nous avions critiqué cette notion lors de notre audition en commission justice, mais elle est restée dans la loi, pourquoi ? », questionne Mireia Crespo.
« Une méconnaissance des réalités du proxénétisme »
« Un autre élément nous dérange, il est désormais considéré que si la personne prostituée a consenti, il ne s’agit pas de proxénétisme. Le message qui est donné, c’est que si vous avez consenti, c’est votre choix pour toujours, vous ne pouvez pas revenir en arrière : vous n’avez jamais été victime d’exploitation. » Selon l’association, cela montre « une méconnaissance des réalités du terrain ».
Mireia Crespo explique qu’il existe « une série de mécanismes, de contrainte, de contrôle qui sont exercés sur les femmes, notamment des contraintes économiques, que le texte ne reconnaît absolument pas, et qui vise à contraindre leur consentement. Il y a différentes formes de proxénétisme, dont certaines très sophistiquées. Ces personnes visent expressément des femmes vulnérables. Elles ne se rendent pas toujours compte du contrôle et de la maltraitance qui sont exercés sur elles. On voit aussi que la famille et les enfants sont menacés. C’est difficile de porter plainte pour exploitation sexuelle et ce texte va compliquer les choses. Sortir de la prostitution et entamer un processus de reconstruction, pour les femmes que nous suivons, commence par se rendre compte qu’elles ont été victimes d’exploitation. Souvent quand elles arrivent chez nous, c’est la première fois qu’on leur dit que ce n’est pas de leur faute. Ce code pénal ne répond pas à la demande de celles qui veulent sortir de la prostitution, il ne renforce que les proxénètes et les trafiquants ! »
Par ailleurs, selon isala, le texte de réforme ne respecte pas les engagements internationaux de la Belgique en matière de droits humains, notamment la convention des Nations Unies de 1949 qui reconnaît la prostitution comme incompatible avec la dignité humaine. « Nous avions demandé que l’article 380 du code pénal qui définit le proxénétisme ne soit pas supprimé. Nous n’avons pas été écoutées. C’était l’article qui transposait dans le droit belge les recommandations de cette convention. Il donnait des repères clairs sur ce qui relève de l’exploitation sexuelle », souligne la directrice d’isala.
« Il n’y est fait aucune référence à la demande des clients dans le texte, c’est comme si les femmes décidaient de se prostituer sans aucune raison, poursuit-elle. « Or, la prostitution existe parce qu’il y a cette demande. Les gens continuent à parler de la prostitution comme si c’était une activité libératrice et glamour, sans parler des violences du système proxénète. Comme si c’était un choix uniquement individuel, plutôt que le fruit d’un système dans lequel se retrouvent toutes les femmes. »
Sandrine Cnapelinckx abonde : « Il est certain que cette nouvelle loi ne va pas empêcher la création de méga bordels, par exemple. Beaucoup de réseaux sont à la recherche de personnes pouvant fournir des services sexuels. Nous sommes en contradiction avec les textes internationaux qui demandent aux Etats, dont la Belgique, de faire baisser la demande de services sexuels. Nous pensons que la réforme aura un impact négatif et très lourd de conséquences sur la lutte contre la traite des êtres humains, ainsi qu’en termes de protection des mineur·es contre l’exploitation sexuelle. » La prostitution reste interdite aux mineur·es dans la loi mais « Ce qui relève de l’exploitation sexuelle et de la prostitution des mineur·es est séparé. C’est un mauvais signal, selon nous », conclut Sandrine Cnapelinckx.
L’entrée en vigueur de la nouvelle loi interviendra finalement le premier jour du troisième mois qui suit celui de sa publication au Moniteur, soit probablement le 1er juin.
L’article est disponible sur le site de Les Grenades – RTBF.